Évidemment, le grand lit au cadre en bois en plein milieu du salon, jouxtant le buffet et la table ronde désormais collée à la télé, ça n’était pas du meilleur effet. Mais mon père ne voyait pas où était le problème. C’était pratique et c’était tout ce qui lui importait. Chez lui le pratique, le confort et la fiabilité l’emportaient toujours sur tout. Cela valait pour les vêtements, l’ameublement, l’aménagement de la maison, les voitures, les chaussures, le jardin, l’alimentation, la vie elle-même, sans doute. Bien sûr, les rares fois où il avait mis les pieds à la maison ça l’avait rendu à moitié dingue. Rien ne tenait tout à fait debout, aucun tiroir ne coulissait, rien n’avait de place vraiment définie, rien n’était réellement droit ni solide, tout branlait un peu. Quand il me le faisait remarquer je répétais toujours cette phrase, qui avait le don de le mettre hors de lui : ne jamais sacrifier l’esthétique au pratique. En toute chose. Au fond je crois qu’il ne comprenait pas vraiment de quoi je parlais. Le prix que j’accordais aux objets, le soin que je mettais à tamiser chaque pièce de lumières qui rendaient la lecture impossible, à meubler le salon de petits meubles chinés, charmants mais presque inutilisables, lui semblaient parfaitement superficiels. Mon refus obstiné d’abandonner le bois que rongeait le sel de mer pour cet ignoble PVC qui défigurait tout le voisinage, toute la côte même, sur l’autel du bon sens. La fortune que j’avais dépensée pour acquérir une maison de pierre où tout était de guingois alors qu’à trois encablures de là s’alignaient des pavillons flambant neufs, dotés de grandes baies vitrées arguait-il, ce qui me faisait bien rire : qu’il fasse l’éloge des baies vitrées alors qu’il vivait volets clos ne manquait pas de m’amuser. Je m’abstenais de lui avouer le prix de certaines babioles, une guirlande qui n’éclairait rien ici, un secrétaire qui menaçait de rompre chaque fois qu’on l’ouvrait ailleurs, un bureau aux tiroirs condamnés… Je n’insistais pas sur les arbitrages budgétaires qui m’avaient fait préférer les peintures de chaque pièce à la mise aux normes d’une électricité qui était loin de l’être, ou à la réfection d’une plomberie où tout fuyait ou menaçait de le faire dans les plus brefs délais. Je n’osais même pas lui avouer que j’avais fait le choix de démonter les doubles vitrages, au prétexte que je les trouvais laids avec leurs cadres en aluminium. Sans même parler de la cuisine. Avec l’argent que tu gagnes tu aurais quand même pu te faire aménager une cuisine équipée, disait-il. Ta mère en a toujours rêvé. Qu’on puisse rêver de ce genre de chose me laissait interdit mais c’était une conversation de plus que nous n’aurions jamais, chacun campant sur ses positions puisqu’elles étaient inconciliables et qu’elles procédaient de notions aussi floues et opaques que le mode de vie, les goûts, les valeurs et, quoi que j’en dise, l’appartenance sociale. Je m’étais salement embourgeoisé, je le voyais bien dans son regard. Et c’est à peine s’il souriait en voyant Sarah marcher sur les sentiers douaniers en chaussures de ville ou en sandales délicates, vêtue de robes imprimées et de vestes légères, refusant de sacrifier à l’uniforme Aigle ou Quechua de rigueur ici, quitte à se tordre les chevilles et à se laisser transpercer par le vent. Et c’est à peine s’il s’émouvait de voir Manon et Clément refuser de porter des chaussures de sport ou un survêtement même quand il s’agissait de jouer au rugby ou de faire du vélo. C’est à peine s’il réprimait un mouvement de rage en me voyant remplir mon caddie de victuailles sans examiner le prix du moindre article, ne pas consulter mes relevés de comptes, les vider à coups de livres et de disques, de bars et de restaurants, alors qu’il était si simple de se nourrir chez soi à moindres frais. Au fond, il fallait bien que je l’admette, nos dissensions sur ces sujets n’étaient pas tant un problème de choix personnel qu’une question de classe sociale, des goûts, du mode de vie et de pensée en découlant. J’avais beau avoir grandi dans un camp, j’avais beau me sentir toujours aussi mal à l’aise au milieu de la bourgeoisie intellectuelle qui peuplait majoritairement le milieu auquel je devais parfois me frotter par obligation professionnelle, j’étais passé de l’autre côté. En dépit de tout ce que je pouvais en dire ou écrire, je n’étais plus d’ici. Et puisqu’il semblait acquis que je ne serais jamais non plus d’ailleurs, j’étais désormais condamné à errer au milieu de nulle part.
Quand tout a été bien en place, j’ai senti mon dos sur le point de me trahir. Avec le temps, j’avais appris à l’écouter et il me sommait de lui accorder un répit. Je le connaissais bien : il n’était pas du genre à plaisanter. Ses menaces étaient toujours suivies d’exécutions qui me laissaient alité et perclus de douleurs, incapable d’effectuer le moindre geste sans souffrir le martyre. Je me suis étendu sur le lit. Chacune de mes vertèbres semblait vouloir me rappeler son existence. Autour de moi, tout était plus sombre encore que d’ordinaire, comme si les meubles avaient absorbé leur part de lumière. J’ai eu la sensation qu’on allait me couvrir le corps de terre ou de sable. Sur le matelas étaient disposées les dix boîtes à chaussures que j’avais trouvées sous le sommier au moment de démonter le cadre et les pieds du lit. Dix boîtes à chaussures sans la moindre trace de poussière et dont l’usure révélait une consultation régulière et encore récente. J’ai ouvert la première et mes parents avaient vingt-cinq ans, déjà dix ans de travail dans les pattes, qui pouvait imaginer ça ? Pas d’enfants encore : ils nous avaient eus sur le tard, avaient voulu « en profiter au maximum », disait souvent ma mère, comme s’il fallait se justifier. Bien sûr, cette façon de voir cadrait mal avec leur milieu d’origine. Autour d’eux ça avait dû jaser. Même si mon père m’assurait que sa propre mère les avait encouragés dans cette voie, n’avait cessé d’enjoindre à chacun de ses sept enfants de faire preuve de modération en matière de reproduction de l’espèce, sept enfants ce n’était vraiment pas une vie, surtout quand il avait fallu les élever avec le seul salaire de leur père employé municipal de la ville de Maisons-Alfort, d’abord cantonnier puis chauffeur de camion-poubelle, et enfin superviseur à la décharge. Chaque fois que j’allais déposer à la déchetterie des branchages, des tas d’herbe coupée, des tiges jaunies de fleurs fauchées, je pensais à lui en voyant les types me guider depuis leur guérite. Je pensais à lui même si je ne l’avais jamais connu, même s’il était mort bien avant ma naissance. Sur les clichés, mon père apparaissait le plus souvent une cigarette aux lèvres, les cheveux coiffés en arrière, affublé d’un tee-shirt sans manches ou d’une chemise à carreaux, portant parfois la moustache, parfois la barbe, parfois ni l’un ni l’autre. Quant à ma mère, c’était un défilé de robes ajustées aux motifs pimpants, de coiffures à géométrie variable, de colorations passant d’année en année du roux au brun foncé, via toutes les nuances de blond possibles. J’avoue n’avoir jamais su quelle était sa couleur naturelle. La seule fois où je l’avais interrogée sur le sujet, consultant ces mêmes photos vingt ans plus tôt, elle m’avait répondu : « Maintenant, ma couleur naturelle, c’est le gris. » Et, contemplant ces images, m’étonnaient la fantaisie qui en émanait, dans les poses ou les variations de l’apparence, la joie aussi, la légèreté, grands sourires éclatants au volant de la Diane, aux quatre coins de la France avec leur tente de camping, les rivières lisses et percées de lumière de l’Ardèche, les vignes rousses du Beaujolais, la plage Napoléon au pied des falaises de Plouha, ma mère se baignant dans la mer calme, immergée jusqu’aux hanches elle portait une robe verte qu’elle n’avait pas pris la peine de relever. Sur de nombreux clichés on voyait mon père juché sur son vélo de course, cuissard et maillot Peugeot blanc et noir, depuis mon arrivée il n’avait pas sorti une seule fois sa machine, pour ses soixante ans mon frère et moi lui avions offert un engin léger comme une plume, équipé dernier cri, qu’il entretenait avec un soin maniaque. En faisant un tour dans la cave la veille encore, je l’avais vu et il était comme neuf, mon père était arrivé dans mon dos et comme toujours m’avait dit : « Pas question que tu y touches, je sais pas ce que tu fais de tes vélos, mais dès que t’en prends un je le retrouve déréglé avec une roue voilée, c’est comme tes godasses t’as jamais été foutu d’en garder une paire plus de six mois…» Je n’avais rien répliqué. Tout cela était parfaitement vrai. Sans doute n’étais-je pas assez soigneux. Tout ce que j’utilisais se dégradait sur-le-champ. À peine achetée une veste sur mes épaules paraissait vieille de dix ans. Pendant une période, j’avais fini par me convaincre que la faute en revenait à la piètre qualité des vêtements que je portais, et j’avais résolu, moi qui n’avais jamais eu aucun goût pour ce genre de chose, de me calquer sur les choix d’Alex, qu’entre amis nous surnommions « l’homme le plus classe du monde », et qui présentait une ressemblance, aussi bien physique que morale, troublante, avec Don Draper, le héros de la série Mad Men. Cela dura quelques mois mais je dus me rendre à l’évidence : lorsque nous nous présentions ensemble à telle ou telle occasion et vêtus en jumeaux, personne n’aurait pu soupçonner que nous nous fournissions dans les mêmes boutiques. Je semblais être vêtu de guenilles, quand tout le monde le complimentait sur sa tenue, lui demandait où il avait bien pu dénicher cette veste qui lui seyait si bien, alors que je portais la même exactement et que la mienne était neuve, tandis que la sienne datait de plusieurs années déjà. La conclusion était sans appel, l’habit ne faisait pas l’homme, la classe ne s’achetait pas en magasin. J’avais vite repris mes habitudes et retrouvé mes chemises à carreaux et mes jeans qui encore neufs paraissaient déjà vieux, repassés semblaient froissés, parfaitement propres avaient l’air déjà sales.
Les photos ont continué à défiler sous mes yeux. Me frappait de ne leur y trouver aucun ami, ni à mon père ni à ma mère, tous les visages qu’on y croisait étaient ceux de mes oncles et tantes, Serge en tête, qui sur tous les clichés embrassait la sœur de mon père, la serrait dans ses bras, la couvait d’un regard dévorant où perçaient une lumière étrange, un éclat animal, une vitalité pleine de nerf et de tension. J’ai ouvert la deuxième boîte et mon frère est apparu, petite chose langée de blanc à la sortie de la maternité, en pyjama orange sur fond du papier peint à fleurs qui tapissait l’appartement des Bosquets, juché sur un cheval de bois les cheveux longs comme ceux d’une fille, dans les bras de mon père ou de ma mère, de ses grands-parents, de ses oncles de ses tantes, centaines de photos un peu jaunies, de Polaroid portant les stigmates de l’époque. Plus je regardais ces photos et plus la contradiction m’apparaissait flagrante. Entre cette débauche de clichés et les visages de mes parents, où s’était figé un masque plus sérieux, soucieux, plus dur aussi. Depuis l’arrivée de mon frère ils ne semblaient plus tout à fait les mêmes, quelque chose en eux s’était fermé, avait vieilli d’un coup. Un instant j’ai songé au peu de mots tendres, de gestes d’affection, de paroles aimantes qu’ils nous avaient prodigués durant l’enfance, j’avais beau ne me souvenir de rien jusqu’à mes dix ans je le savais par mon frère qui m’avait confirmé cette impression chaque fois que je l’avais interrogé à ce sujet. Je le savais aussi pour avoir vécu auprès d’eux par la suite. J’ai songé à tout cela, regardant ces centaines de clichés rangés dans des boîtes à chaussures qui avaient l’air de dire exactement le contraire : nous avions été le centre de leur vie, à tel point que j’en venais parfois à me demander ce qu’ils étaient devenus depuis que nous avions quitté la maison, si quelque chose s’était effondré en eux, si tout n’avait pas perdu son sens, c’était idiot de penser à une telle chose je le savais bien, les enfants n’imaginent pas que leurs parents ont une vie propre, en dehors d’eux, c’est vrai à huit ans et ça l’est toujours à quarante, que peuvent-ils devenir sans nous cette question nous traverse tous, même une fois devenus parents. Bien sûr c’était une autre époque, où la tendresse et l’amour déclaré n’étaient pas de mise, surtout dans ces milieux, et il m’arrivait même de trouver émouvants cette pudeur datée, cette retenue, ces mots empêchés, ces gestes manqués, cette froideur que démentaient les photos éparpillées sur le lit. J’ai ouvert la troisième boîte à chaussures et c’étaient des photos pareilles, des photos de moi qui disaient qu’en dépit de mon absence de souvenirs une enfance première avait bien eu lieu, qu’elle s’était déroulée entre mes parents et mon frère, mon frère que jamais je ne quittais d’un millimètre sur ces images et qui toujours posait sur moi un regard bienveillant, aimant. J’imagine combien visionner tout ça devait bouleverser ma mère : elle qui n’avait jamais encaissé qu’entre lui et moi se soit creusé le fossé banal que la vie forait parfois entre les frères et sœurs devenus adultes, quand la somme des choix effectués finissait par bâtir des êtres et des vies aux antipodes, si différents que, se croisant dans une soirée sans se connaître, nous n’aurions eu aucune envie de nous adresser la parole et nous serions mutuellement tenus pour des cons méprisables.
Au milieu des dizaines de photos que mon père avait prises de moi enfant, de ces dizaines de photos que j’avais regardées tant de fois, jusqu’à en connaître le moindre millimètre carré, comme si les fixer aurait pu me faire recouvrer la mémoire, ouvrir une brèche par où se seraient déversés les souvenirs qui me manquaient, figuraient quatre Polaroid que je découvrais pour la première fois. On y voyait un nourrisson chétif et fripé, au teint violacé, photographié à travers les parois de verre d’une couveuse. Bien sûr ce n’était pas moi, qui suis né robuste, ma mère me l’a assez raconté, combien de fois l’avais-je entendue énoncer ma taille et mon poids de naissance devant des tiers interdits ? J’ai posé ces clichés sur le matelas, les ai regardés un moment. J’avais beau me creuser la tête, je ne me rappelais pas les avoir déjà vus. Je les ai retournés, essayant d’y lire une date. N’était indiquée que l’année, qui était aussi celle de ma naissance. J’ai consulté les autres photos contenues dans la boîte. On n’y voyait guère que mon frère et moi, et puis mes parents aux traits désormais tirés, nimbés d’une tristesse diffuse, comme usés prématurément. Les cheveux de mon père grisonnaient déjà et leur chute dégarnissait un peu son front, s’attaquant d’abord aux tempes, à la manière de Georges Brassens, ma mère avait pris un peu de poids mais il m’est apparu soudain qu’autre chose la lestait, l’épaississait. Les années à la chaîne, même si à ce moment déjà elle était passée du côté des bureaux. La fatigue d’avoir à élever deux enfants. La fin de l’insouciance. Les soucis d’argent quand ils avaient quitté la cité pour s’acheter ce pavillon qu’ils mettraient trente ans à rembourser, qui était à eux maintenant et valait plusieurs dizaines de milliers d’euros, qu’ils allaient devoir abandonner pour un faux deux-pièces en L, un rez-de-chaussée donnant sur les écureuils. Rien de bien spécifique au fond, juste la légèreté et la grâce qui quittaient les visages de chacun dès trente ans, et contre quoi personne ne pouvait rien. Parcourant nos albums photos trouverait-on ce même affaissement, cette pesanteur nouvelle, aux alentours de la naissance de Manon, puis de Clément ? me suis-je demandé. Il me semblait que non. Que cette période avait été au contraire plus légère, plus joyeuse, plus vivante qu’aucune autre. En devenant père j’avais cessé de me battre contre moi-même, la tristesse m’avait quitté, quelque chose s’était apaisé, la Maladie s’était terrée dans un coin, réémergeant parfois mais ne prenant jamais ses aises, vite résorbée par la vitalité des enfants, leurs rires et leur tendresse, leur allant, leur gaieté, vite lavée par ces paysages où j’avais choisi de vivre, il suffisait que le ciel s’ouvre et se déploie par-dessus les eaux émeraude tachées de gris à l’endroit des récifs immergés, bordées de sable doré et lissées en miroir, pour que se déploient dans mes poumons des espaces insoupçonnés, des étendues limpides, des horizons neufs et refaits. Tout ça n’était sans doute qu’une impression, un leurre. Après tout Sarah avait mis un terme à notre vie commune, brisé la cellule à travers laquelle j’avais cru une fois de plus tout remettre à zéro, tout réinventer, à travers laquelle je pensais avoir fait peau neuve, comme si vraiment c’était possible, comme si vraiment l’on pouvait s’affranchir, se laisser derrière soi et tout reprendre à zéro.
De nouveau j’ai contemplé ce nourrisson dans sa couveuse. J’ai repensé à Manon dont la naissance fut un miracle, aux premiers jours où nous en avions été réduits à toucher sa petite main à travers les ouvertures aménagées dans le plexiglas, j’essayais de rassurer Sarah mais bien sûr c’était sans effet, elle travaillait dans un service du même type à l’autre bout de la ville, qui était mieux placé qu’elle pour savoir quel danger nous encourions, mesurer la gravité de la situation ? Soudain mon père est entré dans la pièce, se signalant par une quinte de toux, comme s’excusant d’aller et de venir comme bon lui semblait au premier étage de sa propre maison.
— Tiens, tu tombes bien, lui ai-je lancé. J’ai trouvé ça au milieu des photos de ma naissance, c’est qui ?
Je lui ai tendu les clichés. Il a fait mine de les regarder un moment avant de me les rendre, le visage dur et fermé comme toujours, impénétrable.
— Ça doit être un de tes cousins.
Je lui ai montré la date au dos du cliché, il l’a regardée à son tour, en fronçant les sourcils, comme quelqu’un qui essaie de réunir des informations éparses, des souvenirs enfouis. Puis il a fini par lâcher que ce devait être Sébastien, mon cousin Sébastien, nous étions nés la même année.
— En tout cas ce n’est pas toi. Toi tu es né en pleine forme. Un bon gros gars de quatre kilos. Mais qu’est-ce que tu fous avec ces photos ? Ça t’intéresse maintenant, le passé ?
Il a quitté la pièce sans attendre de réponse, et j’ai entendu ses pas craquer dans l’escalier qui menait à sa chambre sans lit désormais. Un instant j’ai pensé à Sébastien. Mon cousin. Le fils du chef des ventes dans une boîte d’extincteurs. Depuis combien de temps ne l’avais-je pas vu ? Vingt-cinq ans au moins. Avant même mon entrée au lycée j’avais décrété que les réunions de famille c’était fini pour moi. Je m’étais aligné sur mon frère même s’il était plus âgé. C’était là le privilège des cadets : on bénéficiait des mêmes faveurs trois ans plus tôt. Qu’était-il devenu ? Quelle vie menait-il ? Avait-il des enfants ? Sans doute. Ils en avaient tous. Mais combien ? Et avec qui vivait-il ? Était-il toujours représentant chez Epson France ? Chaque fois que je l’avais au téléphone ma mère ne manquait jamais d’évoquer mes cousins, mes cousines. Elle me tenait au courant de leurs vies, des naissances, des problèmes que rencontraient les uns et les autres mais je n’écoutais que d’une oreille, à force ils se confondaient tous, et je ne savais plus vraiment qui était devenu témoin de Jéhovah, qui bossait dans un restaurant, qui venait d’acheter un pavillon à Brétigny, qui avait perdu son emploi chez Total, qui était chef de chantier pour Bouygues, gardien de parking à Étampes, magasinier aux entrepôts Décathlon de Sainte-Geneviève-des-Bois, qui avait deux filles et un fils ou le contraire, un gamin dyslexique un autre hyperactif une fille boulimique un fils précoce un contrôle fiscal des dettes un bungalow en Bretagne un cancer du sein une hanche foutue des mauvaises notes des ennuis avec la drogue une femme dépressive un mari coureur, toutes leurs histoires se confondaient et formaient une mosaïque partielle et biaisée, tant il était d’usage que ma mère ne me parle d’eux que pour m’en faire partager les problèmes. La vie comme elle va, avec ses petites joies, ses instants de grâce, ses jours insouciants, était naturellement exclue du tableau au profit des petits drames que chacun pouvait connaître et dont je ne manquais jamais de me repaître pour nourrir mes propres livres, comme si au fond les événements m’intéressaient plus que ceux qui les traversaient, ne me touchaient que dans la mesure où je pouvais les utiliser dans mon travail, au service de personnages qui m’importaient plus que les vivants eux-mêmes. J’ai refermé la boîte, me suis allongé et j’ai fermé les yeux. Dans un demi-sommeil j’ai entendu mon père m’annoncer qu’il partait pour l’hôpital. J’irais à mon tour dans une heure ou deux. Même si ma présence là-bas ne servait à rien. Au moment de m’accueillir maman semblait heureuse de me voir, ses yeux se mouillaient même un peu, elle m’embrassait en me serrant le bras, cherchant à établir un contact que nous n’avions jamais connu avant ça, puis je m’asseyais près d’elle et c’était tout, elle se plaignait de la douleur, des repas, des infirmières, des médecins, feuilletait les Télé Loisirs, Femme actuelle et autres revues de ce type que lui prenait mon père au kiosque situé au rez-de-chaussée, près de la cafétéria où je descendais le plus souvent possible, buvant des cafés jusqu’à la nausée, laissant traîner mes oreilles au milieu des visiteurs et des malades trimballant leurs perfusions sur des genres de portemanteaux en inox. De temps à autre surgissaient des couples portant un cosy où dormait un nouveau-né, mais la plupart du temps c’étaient des gens munis de grandes enveloppes contenant des radios, des gens de tous âges en fauteuil ou en pyjama qui s’aventuraient au-delà des portes d’entrée pour saisir un rayon de soleil et s’en griller une. À force certains visages devenaient familiers et nous nous saluions comme des vieilles connaissances. L’hôpital avait ceci de particulier que tous ceux qui s’y croisaient avaient quelque chose en commun : qu’il s’agisse d’eux-mêmes ou d’un proche il fallait lutter, guérir, se soigner, et si la nature et l’issue du combat n’étaient pas les mêmes il fallait tout de même faire front contre la douleur et la déveine, la vieillesse ou les périls qui menaçaient un petit être venant de naître. Tout le monde s’encourageait. Tout le monde se souhaitait bonne chance. C’était à la fois plein de chaleur et totalement déprimant. Je regardais s’écouler les minutes en ayant hâte que ça se termine, remontais dans la chambre en priant pour que mon père se lève, enfile sa veste, dépose un baiser sur le front de ma mère et lui dise à demain.